Volume 3
Dossier thématique
Coordonné par Alexis Tague Kakeu et Apisay Eveline Ayafor
ETHIQUE DE SOLIDARITE ET DEVELOPPEMENT DANS L’AFRIQUE NOIRE
D’HIER A AUJOURD’HUI : BILAN THEORIQUE ET MUTATIONS CRITIQUES
En parcourant l’abondante littérature produite sur les questions de développement et de sous-développement dans l’Afrique noire contemporaine, il est facile de constater que plusieurs auteurs n’hésitent pas à voir dans la culture des peuples négro-africains en général et dans certaines de ses valeurs éthiques en particulier, à l’exemple de la valeur de solidarité, la cause du mal être, du mal vivre, bref du sous-développement multiforme auquel est confronté l‟Afrique noire depuis les indépendances. Au nombre de ces auteurs, nous pouvons citer deux figures assez représentatives de cette tendance. Ce sont le Camerounais Daniel Etounga Manguele (1991) et la Franco-sénégalaise (née au Cameroun) Axelle Kabou (1994).
Ces deux auteurs, à l’exemple de nombreux autres, Africains comme des non Africains, n’ont pas souvent hésité à voir dans l’éthique de solidarité vécue depuis de longues dates par les peuples africains, la source de nombreux maux, obstacles à un véritable décollage des Etats africains. Parmi ces maux, nous pouvons citer le tribalisme, le népotisme, la corruption, l’exploitation de l’homme par l’homme, et plus exactement, l’appauvrissement de certains par la famille élargie et l’impossibilité pour d‟autres, engagés dans les chaines de solidarité à épargner pour investir, etc.
Sous un autre angle, ils sont également nombreux, les auteurs qui soutiennent une thèse contraire. Pour cette deuxième catégorie ou tendance, si l’Afrique noire survit ou plie sans rompre depuis plusieurs décennies, c’est surtout grâce aux réseaux de solidarité qui permettent aux uns et aux autres de se soutenir mutuellement et réciproquement.
Ces réseaux de solidarité, à l’observation et à l’examen, plongent leurs racines dans le patrimoine culturel des peuples africains bien avant les dominations extérieures. Ils seraient aujourd’hui plus animés par les Africains faisant partie de ce que Serge Latouche a qualifié d’Afrique non-officielle (2005) ; autrement dit, l’Afrique des zones rurales, des masses populaires ou des quartiers pauvres des villes abondamment nourries par les flux de l’exode rural. Toutefois, à titre de mise en garde, cet auteur note que “la solidarité et la parenté peuvent, en effet, être corrompues par le marché, par les sollicitations de l’intérêt personnel et de l’ambition, par la prégnance de la chrématistique, tout cela provoquant la rétorsion de la jalousie et de l’envie dévorante” (Latouche, 1988 : 39-41).
Pour Serge Latouche donc, la solidarité africaine vécue d’après l’idéal cher à la culture des peuples négro-africains, celui qui fait de l’être humain la finalité de l’action ou de l’agir, et non un moyen pour l’accumulation des biens, ne saurait être un obstacle à l’épanouissement de la vie. L’on comprend ainsi pourquoi cette valeur éthique, chère à la culture négro-africaine, continue d’être vécue malgré le contexte de l’occidentalisation qui est celui de l’Afrique noire depuis son accession à l’indépendance. Cet auteur n’a donc pas tort de considérer la faillite de l’Afrique comme celle de l’Afrique officielle profondément occidentalisée (2005). C’est dire que les valeurs éthiques qui sont celles des peuples africains depuis leur antiquité égypto-nubienne, à l’exemple de l‟éthique de solidarité, aujourd‟hui au centre d‟une réelle controverse, demeure encore des refuges salutaires pour les Africains d‟aujourd’hui, et peut-être de demain.
Cependant, devrons-nous balayer d’un revers de la main les reproches qui sont faits au vécu de cette éthique de solidarité dans l’Afrique dite contemporaine ? Ou tout simplement les Africains doivent-ils se passer d’elle ?
Si le lieu n’est pas indiqué pour apporter des réponses à ces questions, il convient de noter que les deux points de vues plus ou moins antagonistes ci-dessus évoqués placent l’Africain ‟moderne” devant un véritable dilemme : celui de choisir de perpétuer ou de rejeter un aspect fondamental de son patrimoine culturel. Pour cette seconde éventualité, comment convaincre l’Africain appauvri par les exigences de la solidarité familiale ou communautaire, que cette valeur éthique est un réel moteur ou facteur de l‟épanouissement de l’homme ? Autre chose encore, comment persuader l’Africain qui, au nom de la solidarité africaine, exploite les plus vulnérables à des fins d’accumulation matérielle et financière, que cette façon de faire est contraire à l’idéal de vie des peuples négro-africains, depuis leur antiquité nubio-égyptienne ?
L’on comprend ainsi que dans une Afrique qui aspire à renaître culturellement, la seule voie comme l’indiquait l’égyptologue Cheikh Anta Diop, c’est de se connaître véritablement. C’est dans cette perspective qu’il indique que “ce qui est indispensable à un peuple pour mieux orienter son évolution, c’est de connaître ses origines, quelles qu‟elles soient” (1979 :19). Cette affirmation qui sonne comme une interpellation, explique et justifie l’urgence qu’il y a à jeter au regard pluriel sur l’éthique de solidarité profondément ancrée dans le patrimoine culturel des peuples africains depuis des millénaires. Il s’agit surtout, au-delà de la compréhension de ce qu’elle est, d’évaluer son vécu depuis l’antiquité nubio-égyptienne jusqu’à l‟Afrique actuelle.
Ce regard pluriel, nous en sommes convaincu, aidera à dissiper les doutes, les malentendus et à réconcilier certains Africains avec leur passé tout en aidant à prendre conscience du fossé qui ne cesse de se creuser entre eux et ce passé. L’important ici n’est pas de peindre l’Afrique noire ancestrale en rose ; il s’agit au contraire d’aider l’Africain qui le souhaite, à s’éloigner de son passé de façon consciente, ou encore de s’en inspirer pour répondre à certaines de ses préoccupations actuelles.